Présentation du Professeur Julien Mercier au Symposium d’INI (Juillet 2013) : Perspectives sur la neuroéducation/Repères historiques et exemples d’applications

Ce texte constitue une introduction à la neuroéducation. Il traite dans un premier temps de quelques jalons principaux dans le développement de la neuroéducation comme champ de recherche fondamental et appliqué. Ensuite, des exemples d’applications des neurosciences affectives et cognitives en éducation sont décrits brièvement à travers des études récentes, avec les différents équipements de mesure en guise de fil conducteur.

Repères historiques

Bien que l’on présente souvent la neuroéducation comme une nouvelle discipline scientifique, les premiers travaux portant sur le lien entre neurosciences et éducation ont été publiés à la fin du 19ième siècle. Ainsi, en 1895, paraît le livre The growth of the brain : a study of the nervous system in relation to education. Donaldson, un neurologue, y décrit comment une femme aveugle, sourde et muette parvient à développer des habiletés mentales inespérées au moyen d’interventions éducatives nouvelles pour l’époque. Reflet de son temps, Donaldson croit toutefois que l’éducation formelle est plutôt insignifiante au regard des limites imposées par la nature. Un contemporain de Donaldson, Halleck, publie l’année suivante The education of the central nervous system : A study of foundations, especially of sensory and motor training (1896). Directeur d’école, il y décrit les applications pédagogiques de la psychologie physiologique à l’intention des enseignants et parents. Halleck affirme qu’il faut organiser l’enseignement en fonction des limites et contraintes psychophysiologiques. Ainsi, il semble plausible d’affirmer que Halleck est le père de la neuroéducation, bien qu’il faudra plusieurs décennies avant que la recherche et l’engouement des praticiens s’intensifie.

En effet, quelques 70 ans plus tard, l’avènement des neurosciences modernes conduit Gaddes (1968) à proposer que les interventions concernant les difficultés d’apprentissage pourraient être influencées par une approche neuropsychologique. De leur côté, Fuller et Glendening (1985) voient en le « neuroéducateur » le professionnel du futur. Il faut bien remarquer toutefois que le neuroéducateur, cet intervenant possédant une double expertise en neurosciences et en enseignement n’a pas encore vu le jour 30 ans plus tard. Enfin, Battro et Cardinali (1996) introduisent le terme « neuroéducation » en référence à la création d’un champ de recherche – Halleck dirait certainement redécouverte…

La dernière décennie, la « décennie du cerveau », aura vu se concrétiser un certain nombre d’initiatives qui ont, de près ou de loin, permis de cristalliser la neuroéducation. On assiste notamment à la création du programme d’études « Mind, Brain & Education » à l’université Harvard, qui s’adresse à des professionnels de l’éducation et qui vise l’intégration des neurosciences en éducation. Par ailleurs, la European Association for Research on Learning and Instruction de même que l’American Educational Research Association ont signifié leur reconnaissance du champ de recherche par la création de groupes d’intérêt particulier ou de divisions. Parallèlement, les sciences humaines interpellent les neurosciences : neurofinance, neurocommerce, neuroergonomie et neuroéducation font désormais partie des expressions à la mode. Notamment, les neurosciences font l’objet d’un si grand intérêt  en éducation que les enseignants sont enclins à adhérer à des pratiques pédagogiques basées sur des idées fausses ou interprétées abusivement (Dekker, Lee, Howard-Jones & Jolles, 2012).

Actuellement, la recherche en neurosciences bat son plein. Projet européen d’envergure Human Brain Project, aussi aux É-U.  Au Canada, trois nouveaux laboratoires mènent des travaux à l’interface entre les neurosciences et l’éducation, dont deux dont la mission est prioritairement ce domaine (ENGRAMMETRON (2006), Tech3Lab (2011), ainsi que NeuroLab (2013). Enfin, des associations ayant spécifiquement au cœur de leur mission la diffusion des connaissances auprès des publics concernés ont vu le jour au cours des dernières années. L’association pour la neuroéducation (créée à titre d’organisme à but non-lucratif en 2012), au Québec, rassemble en août 2013 374 membres issus des milieux de pratique et de la recherche. L’Institut de Neurodidactique International, basée en France, a été créé en 2012 et réunit environ 200 membres. Enfin, le CAFÉ est un organisme similaire basé en Tunisie.   

Technologies utilisées pour la recherche en neuroéducation : possibilités, défis, et exemples d’applications

Cette section traite de l’instrumentation de mesure psychophysiologique utilisée actuellement en neuroéducation. Cette discussion prend appui sur l’appareillage afin d’une part de bien montrer le potentiel et les limites des études en neuroéducation et d’autre part d’articuler la nécessité de développements théoriques et méthodologiques pour une neuroéducation scientifiquement valable et pertinente socialement. Ainsi, l’imagerie par résonnance magnétique, l’électroencéphalographie et la conductance électrodermale sont abordés.

L’imagerie par résonnance magnétique

L’imagerie par résonnance magnétique (IRM) permet de mesurer les structures profondes du cerveau. Aussi, elle présente une très grande résolution spatiale. Par contre, la technique requiert l’immobilité totale de la personne pour toute la durée de l’expérimentation. De plus, l’IRM fonctionnelle nécessite un grand nombre de répétitions d’une tâche très brève, entrecoupées de courtes périodes de repos. Actuellement, l’IRM présente deux approches, soit structurelle ou fonctionnelle.

L’IRM structurelle vise à mesurer l’anatomie du système nerveux central. Cette technique permet donc d’en visualiser les différentes parties. Il est donc possible notamment d’observer le développement des structures relativement à des normes. S’appuyant sur le fait que la maturation cérébrale et les apprentissages peuvent modifier la structure du cerveau, l’étude de Lubin et al. (2012) a investigué si la représentation analogique de la quantité et son symbole (oral ou écrit) peuvent être reliés à des différences anatomiques. Les résultats indiquent que les enfants les plus performants (notamment en conséquence des apprentissages scolaires) ont plus de substance grise dans des régions engagées dans la relation entre les symboles numériques et les représentations sémantiques de la magnitude.

L’IRM fonctionnelle permet de mesurer et localiser l’activité cérébrale lors de tâches cognitives. La mesure repose sur l’afflux de sang oxygéné dans les régions qui consomment de l’énergie, permettant ainsi d’inférer l’activation de certaines régions lors de processus cognitifs. Masson et al. (soumis) ont ainsi étudié les mécanismes cérébraux liés à l’expertise scientifique, dans le but de raffiner les théories sur le changement conceptuel. Les résultats révèlent notamment que les experts en sciences montrent une activité cérébrale plus importante que les novices dans des régions du lobe frontal généralement associées à l’inhibition. Ainsi, les auteurs proposent que le changement conceptuel ne consiste pas à remplacer des conceptions naïves par des conceptions scientifiques mais plutôt à prioriser les conceptions scientifiques qui coexistent en mémoire avec les conceptions naïves.

L’électroencéphalographie

L’électroencéphalographie (EEG) permet une certaine mobilité. Avec les systèmes les plus sensibles, il est possible de bouger en position assise. D’autres systèmes permettent de marcher dans la rue. L’EEG permet des mesures continues, mais aussi des réactions cérébrales à la suite de stimuli (potentiels évoqués). À l’instar de l’IRM fonctionnelle, l’approche des potentiels évoqués nécessite un grand nombre de répétitions d’une tâche très brève, entrecoupées de courtes périodes de repos. L’EEG présente une excellente résolution temporelle, limitée seulement par l’électronique de mesure. Par contre, l’EEG mesure l’activation cérébrale à la surface du scalp; ainsi, la localisation de l’activation suscite parfois la controverse bien que des développements récents dans les modèles mathématiques, en lien notamment avec une meilleure compréhension de la conductance des tissus, permettent des estimations plus fondées. Aussi, la technique est très sensible à l’activité musculaire faciale, incluant les clignements d’yeux et les mouvements oculaires qui contaminent le signal.

L’électroencéphalographie (EEG), dans le cadre de l’approche des potentiels évoqués,  permet de poser un regard nouveau sur la façon dont l’intuition qui émane de l’expérience quotidienne dans le monde matériel peut entraver l’apprentissage des théories scientifiques. Potvin ont ainsi complémenté par l’EEG une étude de temps de réaction (Potvin, Masson, Lafortune et Cyr, soumis), afin d’étudier le raisonnement des élèves lorsqu’ils sont face à des concepts scientifiques contre-intuitifs  au moyen d’une tâche informatisée présentant 54 stimuli intuitifs et contre-intuitifs concernant le concept de masse volumique. Les analyses en cours pourraient permettre de mieux caractériser les mécanismes cérébraux impliqués dans la capacité à surmonter son intuition en sciences afin de favoriser chez les élèves une compréhension du monde correspondant aux théories scientifiques.

L’analyse spectrale de l’électroencéphalographie est utilisée par Charland et al. (2012) afin de mesurer certains aspects du fonctionnement cognitif (engagement cognitif, distraction, charge cognitive) durant la résolution de problèmes dans un jeu sérieux concernant l’inertie et la gravité. Les résultats montrent des différences importantes entre les sujets les plus performants et les moins performants. Dans les problèmes complexes, les sujets performants se distinguent par une variation élevée de l’engagement, ce qui suggère une capacité à mobiliser adéquatement leurs efforts cognitifs. Également, lors des problèmes simples mais plus longs à résoudre, les sujets performants présentent un plus faible niveau de distraction. Ces travaux montrent la possibilité de mesurer en continu – et sans interrompre le participant – des aspects déterminants pour l’apprentissage, contribuant ainsi à pallier la grande difficulté d’obtenir des informations valides auto-rapportées (Antonenko, Paas, Garbner, et van Gog, 2010).

La conductance électrodermale

La conductance électrodermale est utilisée par Charland dans une étude en cours comme indicateur de l’amplitude de la réaction émotionnelle et de la valence émotionnelle (réaction positive ou négative. L’étude (voir Allaire-Duquette, Charland, et Riopel, (Soumis) pour les détails techniques) implique la mesure de la réaction émotionnelle d’étudiants en situation de résolution de problèmes de physique dont certains sont contextualisés avec des situations réalistes et d’autres décontextualisés (équations et figures génériques). Les résultats sont analysés pour identifier si les problèmes contextualisés favorisent une réaction émotionnelle plus marquée et plus positive.

Conclusion

On peut avancer que la neuroéducation concerne la mise à l’épreuve des prescriptions didactiques et pédagogiques à la lumière de nouvelles données, celles issues des neurosciences. Pour l’instant, il y a peu de données à propos des neurosciences en éducation car les neurosciences ne concernent pas à priori, l’éducation. (Ansari, Coch & De Smedt, 2011; Coltheart & McArthur, 2012; Hruby, 2012), mais la situation évolue rapidement; dans certaines circonstances comme celles décrites plus haut, la mesure directe de processus cérébraux plutôt que leur inférence sur la base de données comportementales permet de jeter un éclairage nouveau sur des questions séculaires concernant l’apprentissage. Ultimement, il s’agit de fournir des outils supplémentaires pour l’enseignant et l’apprenant, en réaffirmant la nécessité  chez les enseignants de ne mettre en place que les méthodes éprouvées scientifiquement.

Références

Ansari, D., Coch, D., et De Smedt, B. (2011). Connecting Education and Cognitive Neuroscience: Where will the journey take us? Educational Philosophy and Theory, 43, (1), 37-42.

Antonenko, P., Paas, F., Garbner, R., & van Gog, T. (2010). Using Electroencephalography to Measure Cognitive Load. Educational Psychology Review, 22, 425–438.

Battro, A.M., & Cardinali, D. P. (1996).Mas cerebro en la educacion [More brain in education] [Electronic version]. La Nacion.

Allaire-Duquette, G., Charland, P. et Riopel, M. (Submitted). At the very root of the development of interest: using contexts associated with human body to improve women’s emotional engagement in introductory physics. American Journal of Physics.

Charland, P., Allaire-Duquette, G., Léger, P.-M. et Perret, J. (2012). Assessing cognitive state to investigate users’ experience during game play: A neuroeducative perspective. Proceedings of the 5th International Conference on Computer Games Multimedia and Allied Technology, Denpasar, Indonesia : GSTF.

Coltheart, M. et McArthur, G. (2012). Neuroscience, education and educational efficacy research. Dans S. Della Sala et M. Anderson (Eds). Neuroscience in Education: The good, the bad, and the ugly. New-York, NY: Oxford University Press.

Dekker, S., Lee, N.C., Howard-Jones, P., et Jolles, J. (,2012). Neuromyths in education: Prevalence and predictors of misconceptions among teachers. Frontiers in psychology, 3, 1-8.

Donaldson, H. H. (1895). The Growth of the Brain: A Study of the Nervous System in Relation to Education. London: Walter Scott Ltd.

Fuller J, et Glendening J. (1985). The neuroeducator: professional of the future. Theory into Practice 24:135–7.

Gaddes, W. (1968). A neuropsychological approach to learning disorders. Journal of Learning Disabilities 1, 523–34.

Halleck, R. P.  (1896). The Education of the Central Nervous System: A Study of Foundations, Especially of Sensory and Motor Training. London: Macmillan & co., Ltd.

Hruby, G.G. (2012). Three requirements for justifying an educational neuroscience. British Journal of Educational Psychology, 82, 1–23.

Lubin, A., Rossi, S., Grégory, S.,  Lanoë, C., Leroux, G., Poirel , N., Pineau, A., et  Houdé, O. (2012). Variations neuro-anatomiques chez des enfants présentant des performances numériques différentes : une étude en VBM (voxel-based morphometry). Communication présentée au colloque Méthodologie de recherche en neuroéducation et retombées éducatives, dans le cadre du 17e Congrès de l’Association mondiale des sciences de l’éducation (AMSE), Reims, France.

Masson, S., Potvin, P., Riopel, M., & Brault-Foisy, L.-M. (Soumis). Do Experts in Electricity Still Have in Their Brain a Misconception that Must Be Inhibited?  Mind, Brain and Education.

Potvin. P., Masson, S., Lafortune, S., et Cyr, G. (soumis). Persistence of the Intuitive Conception That Heavier Objects Sink More: A Reaction Time Study with Different Levels of Interference. International Journal of Science and Mathematics Education.